Faut-il faire de la pub à la philo ?
L'Humanité des débats Table ronde
Table ronde avec Jean-Michel Besnier, philosophe, directeur du master professionnel Conseil éditorial et gestion
des connaissances à l’université de Paris- La Sorbonne. Emmanuelle Collas, historienne, directrice des Éditions Galaade, fondatrice de la Fête de la philo
et présidente du comité d’organisation. Simon Perrier, professeur de philosophie, président de l’Association des professeurs de philosophie
de l’enseignement public (Appep).
Rappel des faits La première édition de la Fête
de la philo (1) se déroule actuellement en France. L’occasion
de questionner la place de cette discipline dans notre société.
En finir avec un schéma
qui opposerait une philosophie
de savants et une philosophie de non-initiés : telle est l’une des ambitions de la Fête de la philo. « Une philosophie populaire n’est pas seulement un choix culturel et politique, c’est le devenir même de la philosophie, c’est le devenir philosophe de chacun d’entre nous », avancent ses organisateurs. L’événement, gratuit, a commencé le 25 mai, et se poursuit jusqu’au 17 juin. Débats, rencontres, lectures, pièces de théâtre ou concerts, toutes formes de partage
de la philosophie sont proposées pour « penser le monde,
penser l’autre, se penser ».
Une belle initiative qui,
au-delà de l’événement, pose plusieurs questions sur
la (dé)valorisation de cette discipline dans notre société, notamment dans ses institutions et ses entreprises. (1) Programme : http://fetedelaphilo.com.
Une première édition
de la Fête de la philosophie
est actuellement lancée
en France… Cet événement vous paraît-il important ?
Emmanuelle Collas. Il s’agit d’une première édition de la Fête de la philo et non pas de la fête de la philosophie. En effet, l’idée qui structure cette belle aventure qu’est la Fête de la philo repose sur un pari : mettre la philosophie au cœur de notre monde contemporain, dans une perspective à visée pratique ainsi que dans son rapport au politique, à la littérature, à la mémoire, à l’art ou à l’économique ; inventer un ensemble d’événements populaires, spontanés, gratuits, ouverts à tous, qui invitent chacun à se retrouver pour y vivre un désir de philo, qui favorisent les échanges entre les cultures autour de pensées, de maximes, de propositions de débats ou de rencontres inattendues, qui fédèrent et accueillent les nombreuses initiatives spontanées existant déjà partout en France. Bref, cette Fête de la philo se conçoit au service d’ambitions éducatives et culturelles, tente d’inventer de nombreux événements impliquant toutes les générations et tous les publics. Son ambition est un prétexte à l’échange, au dialogue, à la transmission, en soutenant ce qui existe déjà, en imaginant de nouvelles rencontres ou simplement en les suscitant, dans la diversité, la créativité et la convivialité, en mobilisant les forces éducatives, culturelles et entrepreneuriales de notre pays, et en jouant, à l’heure des nouvelles technologies et des mises en réseaux, avec tous les médias possibles. À un moment de crise sans précédent, où chacun, individu, communauté, entreprise ou État, a une tendance au repli de soi, il est bon de voir qu’ensemble nous pouvons faire le pari de construire, inventer, essaimer, transmettre dans ce qui est avant tout une fête. Une Fête de la philo qui marche dans les pas d’une philosophie antique qui n’était pas l’apanage des cercles académiques, et dont cette première édition, celle de tous les possibles, marquera, je l’espère, le début d’une longue histoire...
Jean-Michel Besnier. Tout ce qui peut contribuer à aiguiser le désir de savoir, de comprendre et de communiquer me paraît important. Cette fête de la philosophie se situe à mes yeux dans une tradition qui a forgé l’espace public au XVIIIe siècle, avec les salons littéraires et les cafés. Faire un usage public de sa raison : c’est un programme qui reste heureusement d’actualité, alors même qu’on prédisait le repli individualiste du citoyen moderne. L’attraction demeure pour l’exaltation collective autour des idées. C’est encourageant et va à l’encontre du sentiment qu’Internet transformerait chacun en un neurone abstraitement connecté à d’autres pour former un cerveau planétaire. La fête de la philosophie confirme la mobilisation découverte jadis avec le Café des phares qu’animait Marc Sautet ou celle qu’obtient chaque année Citéphilo à Lille. Elle vient aussi en contrepoint de la Fête de la science qui révèle combien nos contemporains attendent des Lumières et de la convivialité à laquelle elles invitent.
Simon Perrier. Être philosophe, c’est vivre « comme on vit dans une fête », disait Épictète (v. 50-125). La fête, c’est la vie elle-même, au quotidien, quand elle est l’exercice d’une liberté qui s’efforce de déterminer ce qu’on peut en penser et en faire, ce qui mérite vraiment qu’on s’y attache. Toute philosophie travaille à cela. Elle en est l’enseignement, non pour dire aux autres, « de l’extérieur », « où est leur vérité », disait Foucault (1926-1984), mais pour exercer en chacun, par le dialogue, la lecture, l’écriture, sa propre faculté d’établir la vérité, de s’orienter dans la pensée et dans la vie. Pourquoi pas une fête de la philosophie pour le dire. La vulgarisation de la philosophie se vend bien, tant mieux, quelquefois tant pis. En tout cas, cela ne doit pas être toute l’attention qu’on porte à la philosophie, comme on pense à ses morts à la Toussaint. La vraie fête de la philosophie, sa vraie démocratisation, c’est d’abord son existence institutionnelle, la présence actuelle d’un enseignement au sein de l’école. Sans doute l’enseignement dans le secondaire a-t-il mis trop longtemps à ne pas se vouloir la formation élitaire de futurs techniciens de la philosophie. Mais la véritable audace aujourd’hui, la vraie originalité, consisterait à soutenir cette place dans l’école, à commencer par l’humble souci de ses conditions, celles des élèves et de leurs professeurs. Il ne restera bientôt rien d’un relatif succès de la philosophie hors institution scolaire si, dans l’école, les classes surchargées, les professeurs surchargés de classes, ne peuvent plus travailler correctement, si, dans les universités, les départements de philosophie disparaissent. Soyons concrets, au plus près d’un enseignement qui veut s’adresser à tous : que celles et ceux qui veulent fêter la philosophie demandent avec nous le retour des heures en groupes réduits que la réforme du lycée a notamment fait perdre aux classes technologiques. Elles sont de première nécessité pédagogique.
Justement, faut-il augmenter
le nombre de postes de professeurs ?
Simon Perrier. Il faut tous les professeurs nécessaires, dès l’école primaire. Les élèves réussissent en philosophie en proportion de leurs acquis dans toutes les disciplines. La suppression drastique des postes a conduit au pire. Ceux qui ont voulu cette politique disent que la seule question est celle de la pédagogie. Les classes surchargées et le nombre de recrutés précaires en dénoncent l’hypocrisie.
Jean-Michel Besnier. Les défenses corporatistes ne sont jamais propices à l’invention ni au dynamisme. Il faut évidemment des professeurs de philosophie. Comment ne pas le souhaiter et le revendiquer ? Mais cela suffirait-il pour promouvoir une philosophie vivante, c’est-à-dire non archiviste ? Ce n’est pas sûr. Cela suffirait-il pour conduire des jeunes formés à la philosophie vers des activités professionnelles qui peuvent en mobiliser les compétences, dans des espaces non académiques et innovateurs ? Ce n’est pas sûr. Lorsque les professeurs de philosophie consentiront à s’aventurer à fréquenter les professionnels qui œuvrent dans l’entreprise, dans les cabinets de conseil, dans les agences de communication… – lorsqu’ils s’intéresseront à la manière dont ceux-ci travaillent et engagent des valeurs et des intérêts qui permettent aussi de « prendre la vie avec philosophie » –, ils auront accompli un grand pas vers une remotivation des jeunes et une redynamisation des institutions d’enseignement.
Les étudiants en philosophie
ont peu de choix de carrières, comment valoriser cette filière et leur permettre d’accéder à divers métiers ?
Jean-Michel Besnier. Le succès médiatique de la philosophie depuis plusieurs décennies, les initiatives d’associations qui organisent des rencontres autour des questions qui sont les siennes, ne peuvent dissimuler la misère qu’elle connaît parfois en milieu universitaire : raréfaction des débouchés pour les étudiants, conformisme et frilosité des cursus, archaïsme des démarches pédagogiques… Le décalage est grand entre l’enthousiasme suscité par tel philosophe invité à s’exprimer dans un théâtre municipal ou une salle polyvalente, à Quimper ou à Toulon, et l’accueil morose qu’il reçoit dans la salle à moitié vide de son université. Les choses changeront peut-être quand la philosophie universitaire s’avisera qu’elle peut galvaniser la jeunesse non seulement en faisant vivre les doctrines et les auteurs mais aussi en l’attirant sur des terrains qui requièrent l’audace intellectuelle, le goût pour la mise en situation des connaissances et l’implication dans des stratégies collectives telles que nombre de métiers dits émergents – ceux du Web, par exemple – les sollicitent. La fête de la philosophie est à sa manière l’antifondamentalisme dont notre époque a besoin pour changer la vie.
Emmanuelle Collas. Je ne suis pas philosophe, je suis historienne. Et ce que vous dites des étudiants en philosophie est souvent vrai aussi pour les étudiants en histoire et plus généralement en lettres. Cela fait très longtemps que l’on pose cette question et que l’on tourne en rond. Or, je crois réellement que c’est un faux problème. Lire, penser, aimer apprendre et structurer sa pensée, savoir écrire constituent le meilleur des « bagages » pour nourrir une pensée et l’expérimenter dans la pratique nécessaire à tout métier quel qu’il soit. Être littéraire, philosophe ou historien n’empêche pas, bien au contraire, d’être un(e) bon(ne) collaborateur(trice) dans une entreprise. Tout s’apprend dans la pratique et encore plus pour celui (celle) qui est curieux(se) et a envie de travailler dans telle ou telle entreprise. Vous l’avez compris, je fais partie des chefs d’entreprise qui parient sur le littéraire.
Simon Perrier. Notre association a apporté son soutien à un guide des études de philosophie (1) dont l’intention est de répondre à cette nécessité. Il faut encourager les bi-cursus et répondre à la volonté de beaucoup d’élèves qui voudraient continuer de faire de la philosophie à l’intérieur d’une autre licence.
Selon vous, gagnerait-on à étudier
la philosophie avant la terminale ?
Emmanuelle Collas. Sans doute. Cela existe d’ailleurs déjà : nous le voyons apparaître très clairement dans le cadre des appels à la philo que nous avons lancés pour cette première édition de la Fête de la philo. Des gens magnifiques qui inventent au cœur du système éducatif ou en dehors. Mais, avant la terminale, je ne sais pas. Je suis une maman et je trouve qu’il y a déjà tellement de matières au programme, tellement de cours à l’école ou au collège. Alors comment faire pour en ajouter encore et encore ? Nous arrivons sur un terrain miné que je ne souhaite pas aborder ici car je n’en connais pas toutes les contraintes. Programme, système éducatif, rythmes scolaires, etc. Il faut peut-être imaginer d’autres modes. C’est ce que nous avons tenté de faire en toute humilité avec cette première édition de la Fête de la philo.
Jean-Michel Besnier. Je n’ai jamais souhaité qu’on enseigne la philosophie avant la terminale ni qu’on la confonde avec les discussions que l’on peut mener en classe sur les questions morales. J’ai raisonné très tôt comme Hegel auquel on avait posé cette question et qui répondait ceci : l’essentiel au lycée est de permettre aux élèves de rompre avec leur égocentrisme naturel, de leur permettre de découvrir des cultures étrangères, de se dépayser au contact d’œuvres et de grandir dans la fréquentation de grands auteurs. À ce compte, disait Hegel, l’enseignement de la mythologie ou de la littérature peut parfaitement réaliser cet objectif humaniste. La philosophie viendra après, pour autoriser la réflexion sur ce processus d’acculturation et inviter au travail du concept.
Simon Perrier. Je pense qu’il n’y a pas de nature de la philosophie ou des élèves telle que l’on devrait enseigner la philosophie seulement en terminale. Mais l’utopie est facile et bien des propositions qui se veulent généreuses sont le fait d’une vision trop distanciée. Serait-ce une amélioration de perdre des heures en terminale, dans une classe charnière qui est un bon moment pour enseigner la philosophie ? Un enseignement sur deux ans donnerait à beaucoup le temps d’une familiarisation. Pour qui connaît les conditions d’enseignement aujourd’hui, ce qui pèse sur les élèves arrivant en seconde, une seconde indifférenciée, il n’est pas certain que cet enseignement y serait à sa place. Le meilleur de ce qu’il faudrait faire, c’est encourager l’actuelle possibilité d’interventions en première et en seconde. Donne-t-on aux professeurs qui voudraient expérimenter un enseignement philosophique en bac pro les conditions et les moyens de le faire ? Mais il faut répéter que la vraie garantie d’une réussite de cet enseignement, c’est celle de l’école dans sa totalité. Les difficultés de l’enseignement philosophique ne sont le plus souvent que le symptôme de celles de l’école.
(1) http://www.epicureweb.fr/guide-des-etudes-epicure-2012-2013-philosophie-...
Entretiens réalisés par Anna Musso