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Laurence Biava fait l'éloge de "Monsieur Albert" sur La Cause Littéraire

Monsieur Albert Cossery, une vie, Frédéric Andrau par Laurence Biava

CouvCossery.jpgJ’ai lu avec régal le livre de Frédéric Andrau. Où Albert Cossery, séduisante figure tutélaire de Saint-Germain-des-Prés, est dépeint tel un auteur atypique par la rareté de son écriture, par ses thèmes de prédilection et son mode de vie.

Disparu il y a cinq ans, il aurait eu cent ans cette année. A l’occasion de ce centième anniversaire, Frédéric Andrau rend brillamment un hommage appuyé à l’une des figures les plus singulières de la littérature française. Ce récit s’apparente à un beau livre mémorial, où dans un dialogue ininterrompu, il lui adresse un très amical salut. Retraçant une vie sédentaire à l’extrême, Andrau s’évertue à tout dire, tout raconter, avec une rare concision. Quel brio ! 276 pages qui vous tiennent en haleine. L’ouvrage est dédié à Monique Chaumette qui fut l’épouse de Cossery.

Qui était ce Cossery ? Cairote et Germanopratin jusqu’au bout des ongles – et c’est ce que raconte l’ouvrage avec force et détails –, il a profondément marqué tous ceux qui l’ont lu et rencontré par sa singularité, sa personnalité réservée. Il était pourtant de ces princes superbement ignorés, un marginal discret, souverainement libre, allégé des pesanteurs sociales, affranchi des contingences élémentaires : il méprisait l’idée d’être dans le besoin, et il dédaignait de perdre sa vie à la gagner. Ecrivain égyptien de langue française, il laissa une trace indélébile parce qu’il avait choisi de n’être l’esclave ni de rien ni de personne et s’adonna à l’art difficile du « farniente », fidèle à ces intransigeantes devises, comme en témoignent ses frasques subtiles. Pareil à un reptile ou à un félin fasciné par la torpeur, adonné au culte du soleil et de la rêverie, on le voyait déambuler gracieusement boulevard Saint-Germain.

Il passa soixante ans dans une chambre d’hôtel à Paris, il publia seulement huit livres, il s’évertua de longues années à donner l’impression de ne rien faire : à force de cultiver un détachement absolu de tout bien matériel, il n’est pas faux de dire que toute sa vie tient dans un mouchoir de poche. C’est le côté dilettante d’Albert Cossery qui est surtout bien rendu dans cet ouvrage hors pair. Cette insouciance, cette désinvolture sont admirablement restitués par Frédéric Andrau : le contenu fourmille de détails et d’anecdotes, entre la Brasserie Lipp, le Flore, les Deux Magots, l’hôtel La Louisiane, où notre héros singulier retrouvait sa sobre petite chambre. Pêle-mêle, on retrouve ses virées nocturnes et rencontres avec Camus, ses balades au Jardin du Luxembourg. Sont également savamment distillées les relations avec les écrivains de son temps, les hommes de théâtre et de cinéma. C’est toute une visite intime de son univers, en quelque sorte, et une manière bien agréable de mirer à la loupe les habitudes évocatrices d’un parcours littéraire à part : l’émotion et l’humour dispensés autour des caprices atroces et insupportables de l’écrivain, sa lâcheté, son manque de diplomatie aussi, cette façon de dépeindre l’homme vieillissant, toujours élégamment vêtu, profitant souvent de ses amis au point de se faire offrir régulièrement des chaussures ou des flacons de lavande, cette façon de révéler dans toute sa splendeur un homme qui a fait des choix rigoureux en ne s’étant jamais abaissé à écrire pour vivre, sont bienvenus. Les dernières journées, les dernières heures de Cossery qui causèrent un émoi certain à Saint-Germain des Prés sont si bien relatées qu’on a l’impression rétroactivement de les re-vivre.

Pour dire la vérité, vous n’aviez pas une grande attirance pour Sartre. Lorsque vous vous croisiez, vous vous saluiez d’un signe de tête mais vous ne vous étiez jamais vraiment parlé. Vous lui reprochiez notamment d’être toujours entouré des femmes « les plus laides du monde », alors qu’en ce temps là les filles étaient si « belles et intelligentes ». La laideur vous avait toujours repoussé.

Qui se souviendra d’Albert Cossery ? écrivit lui-même Albert Cossery, le jour de sa mort.

Né en 1913 dans une famille relativement aisée, Cossery tenait de son père que la paresse est un luxe : celui des esprits libres et contemplatifs. Très vite, il comprit et sentit que la seule ambition digne d’être émargée se confondait avec la littérature ; que la « vraie vie », la seule digne de ce nom, se déroulait à côté des circuits balisés et des plans de carrière. Point fort : Frédéric Andrau nous enseigne que Cossery était baudelairien, et il le fut non seulement dès les premiers poèmes qu’il écrivit, mais dans cet inimitable art de vivre, voué au culte des charmes féminins. Lorsqu’il se découvre très jeune une vocation d’écrivain à laquelle il sacrifie tout, Albert Cossery refuse littéralement toute forme de travail, tout statut social. Après avoir fréquenté le Lycée français et les cercles surréalistes du Caire, Cossery s’installe donc à Paris en 1945, où, grâce au soutien précoce d’Henry Miller et d’Albert Camus, son ami, il se fait rapidement un nom et un prénom. Noceur infatigable, indifférent à la politique, il lit Stendhal, Céline et Gorki, en menant une vie essentiellement nocturne, aux côtés de Genet et de Nimier, de Piccoli et de Greco. Pique-assiette, gigolo et écrivain des bas-fonds du Caire, qui inspirent tous ses romans, cet homme de légende, libre comme un marin, n’écrit que des histoires égyptiennes. C’est à Paris qu’il trouva son lieu et sa formule, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, autant dire son port d’attache.

On retiendra principalement l’immense Mendiants et orgueilleuxdes Hommes oubliés de Dieu (1941) les Couleurs de l’infamie (1999) : ces livres de conteur oriental célèbrent avant tout la richesse des misérables, la misère des puissants, l’inutilité des formes concrètes, les vertus du désir, le sortilège de l’abstraction.

L’écrivain est maître de son écriture. ON prétend qu’il écrit ce qu’il veut quand il veut. Tenons-nous en à cette théorie : vous n’avez toujours voulu composer que sur l’Egypte pauvre et vous l’avez fait. Il nous a bien fallu nous en contenter mais tout de même… Paris, la France votre traversée du siècle, ces années fantastiques du Montparnasse d’avant-guerre et du Saint Germain d’après ? Vous croisiez régulièrement la lune dans le ciel de Paris sans jamais avoir pensé à l’inscrire quelque part. Certains se plaisaient encore à l’espérer, mais vous, vous saviez depuis toujours que vous ne feriez rien de tel. Les années passaient, la lune montait et descendait, et rien ne se tramait… Vous avez traversé votre vie littéraire comme si vous n’aviez jamais voulu laisser s’exprimer vos voix intérieures, comme si vous aviez toujours voulu en rester le maître absolu.

Proclamé Grand Prix de la Francophonie par Jacqueline de Romilly, l’œuvre de Cossery fut rééditée intégralement fin 2005 chez Joëlle Losfeld, et se compose de sept romans et d’un recueil de nouvelles.

Inoubliable voix rare, qui sut cultiver la patience, la paresse, l’art de se faire attendre, et que rend merveilleusement le livre de Frédéric Andrau, en lice pour deux Prix littéraires, dont le Prix Rive gauche à Paris.

 

Laurence Biava

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