Claude Delay, en bon biographe, commence à la source. On comprend tout de suite que le climat familial et les traumatismes de l’enfance sont restés des sables mouvants. Celle qu’on appelait la « Mmmmm girl » au collège se forge une carapace et décide de réussir coûte que coûte même si sa vie ne commence pas sous les meilleurs augures. Sartre écrivait « le génie n’est pas un don, mais la façon dont on invente dans des circonstances désespérées ». Alors, Norma Jean s’invente une vie, devient Marilyn, navigue entre ses deux moi au point de s’y perdre :
« De la fusion à la confusion du je à elle, deux vies de femme s’amarrent l’une à l’autre : l’enfant du passé et la création de l’identité de l’actrice, un chagrin d’enfant dans un corps qui n’est que sexe. Elle n’abdiquera jamais, ni ne trahira l’une pour l’autre ».
Ainsi, elle incarne la pensée de Nietzsche : « il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ».
Au-delà de la façade, Marilyn, « aussi inculte qu’une terre en friche » selon Natasha Lytess, son mentor pendant un temps, va se réfugier dans les livres. De ce fait, les multiples photos montrant la star en train de lire n’est pas une supercherie. Ses livres, se plaisait-elle à dire, étaient « sa résidence secondaire », un refuge pour celle qui fut aussi une boulimique de culture. Ainsi, se marier avec Arthur Miller, c’était aussi prouver à la face du monde qu’un homme de lettres était capable de s’intéresser à elle, la blonde sexy un brin écervelée…
Cependant, le « mentir-vrai » cher à Aragon va la rattraper, les médias vont s’en charger. Non, sa mère n’est pas morte car elle paye ses frais médicaux en hôpital psychiatrique ; oui, elle a bien posé nue au tout début de sa carrière pour pouvoir manger à sa faim ! Commence alors le long processus de distanciation : Norma Jean va se sentir étrangère au personnage de star qu’elle s’est forgée. Elle n’hésite pas à dévoiler :
« J’ai l’impression que tout cela arrive à quelqu’un qui se trouve juste à côté de moi. Je le sens, je l’entends, mais ce n’est pas vraiment moi ».
Claude Delay, dans ce miroir inversé, y voit une représentation du personnage de Winnie, dans O les beaux jours de Beckett, ce fait d’« être en apesanteur que la terre cruelle dévore ».
Les clichés ont la vie dure, et Claude Delay lutte contre eux, avec la force de sa plume, pour transformer l’actrice en personnage résolument littéraire. Sa vie aurait pu être un roman, Joyce Carol Oates l’a bien compris en écrivant Blonde. Marilyn Monroe a été perpétuellement en quête d’elle-même. Son statut d’actrice ne suffisait pas à combler le trou béant en elle. Elle a fini par abhorrer ce « quelqu’un » qu’elle était devenue, laissant la voie libre à la destruction. L’auteure cite Proust pour illustrer cette fuite en avant :
« Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’emprise de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces impossibles à remplacer et qui, par des voies souterraines, nous mènent à la vérité et à la mort ».
Marilyn Monroe, la cicatrice est bel et bien une biographie, mais c’est aussi, à mon humble avis, une œuvre de réhabilitation de la star. Finalement, sa mort étrange contribue au mythe et illustre à merveille cette phrase de Fitzgerald : « toute vie est bien entendu un processus de démolition ».
Virginie Neufville