Dernières nouvelles du meurtre d'Henri Curiel
(lien du site Le Nouvel Économiste)
Les mémoires de truands sont toujours à manipuler avec des pincettes, mais si l’on sait trier la frime du vrai, on peut y découvrir par exemple les modalités et les commanditaires de l’assassinat du pacifiste Henri Curiel à Paris en 1978. Extraits.
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Chapitre XIV
Ne nous fâchons pas !
Paris, 4 mai 1978, 14 heures.
Néné, le Colt 45 bien en main, tire les trois bastos de 11,43 dans la cible, à bout portant. L’homme s’écroule doucement, sa chute ralentie par les parois de l’ascenseur étriqué. À côté de René, son complice se penche brièvement sur la victime qui respire encore. “O.K., c’est bon, on se tire !” La cible en question était un sexagénaire a priori ordinaire, une sorte de M. Tout-le-Monde, passe-muraille sans histoire. Sans histoire, façon de parler puisque ce jour-là, au 4 de la rue Rollin, dans le Ve arrondissement de Paris, l’homme qui expirera bientôt n’est autre qu’Henri Curiel.
Certes, le grand public ignore cet anonyme patronyme, même si ‘Le Point’, dans son numéro du 21 juin 1976, et sous la plume de Georges Suffert, fondateur et pilier de l’hebdomadaire, édifia quelque peu ses lecteurs sur la carrière du “patron des réseaux d’aide aux terroristes”. Article que les zélateurs de Curiel n’auront de cesse de reprocher à son auteur, accusé ni plus ni moins d’avoir armé objectivement les meurtriers. Lequel Suffert, las de ce fardeau moral, se flagellera en place publique, s’accusant de naïveté et prétendra avoir été la cible de manipulations de la part des services et de la CIA en particulier.
Si le vulgum pecus méconnaît tout de cet homme de l’ombre, les services de renseignement français, en revanche, le connaissent bien. Curiel est un client de marque. À la DST en particulier, le dossier Curiel, le plus épais de l’honorable maison, est un cas d’école et un casse-tête à la fois. L’animateur du réseau Solidarité, ex-réseau Janson, qui aidait jadis les porteurs de valises au profit du FLN algérien – activité qui lui vaudra d’être incarcéré à Fresnes quelque temps, avant d’en être libéré par les autorités gaullistes pour services rendus à l’époque de la France libre –, cet homme aux multiples casquettes, donc, ne saurait se résumer à une seule définition.
Pour ses amis idéologiques, notamment Gilles Perrault, gardien du temple et biographe autant talentueux que scrupuleux d’Henri Curiel, ce juif égyptien – dont les ancêtres sont tous européens –, cofondateur du mouvement communiste au Caire avant-guerre et fils de milliardaires, est de ceux dont le parcours “tels ceux d’un Nelson Mandela ou d’un Che Guevara, illustre l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, qui restera comme celle de l’immense mouvement de décolonisation et d’émancipation qui a changé la face de la planète.”
La vie de Curiel ne fut pas simple, puisque romanesque au sens étymologique du terme. L’enfant terrible de la grande bourgeoisie progressiste du Caire, au train de vie “à l’écart de l’ostentatoire”, dixit Perrault, demeure dans une maison immense nichée sur l’île cossue de Zamalek. Cet enfant épousera bientôt les passions politiques de son temps ; et, en particulier, ce marxisme orthodoxe et néanmoins à géométrie variable qui occupera Curiel un bon demi-siècle pour s’achever en France, pays d’exil et de cœur, après avoir connu les prisons égyptiennes – et un temps, françaises – les affres de la clandestinité et de l’aventure politique au service d’un idéal aux contours indéfinis.
Selon la rive où l’on se situe, Curiel fait tantôt œuvre de tiers-mondiste, louée par Perrault, tantôt d’agent de la subversion “humanitaire”, avec ses prolongements “terroristes”, à laquelle le journaliste d’extrême droite Roland Gaucher consacrera lui aussi un livre. Deux ouvrages pour le moins antagonistes qui résument, sinon Curiel, du moins le manichéisme des analyses, sentiments et positions de cette période de guerre froide ; et l’amertume, parfois, des anciens partisans de l’Algérie française qui n’oublieront pas qu’avant d’être l’allié direct des mouvements de libération en Amérique centrale, en Afrique du Sud et ailleurs, Henri Curiel avait été celui des fellouzes algériens du Front de libération national, via le réseau Janson.
*
Sitôt après l’exécution, René et son comparse ont disparu dans la foule, rue Monge, en contrebas, pour, plus tard, remettre le Colt à un troisième homme. Celui-ci, aurait été extrait de la préfecture de police, de l’autre côté de la Seine, et remis à sa place, parmi les armes saisies sur des affaires judiciaires antérieures. C’est également depuis la PP que la revendication aurait eu lieu auprès de l’AFP.
“Aujourd’hui, à 14 heures, l’agent du KGB, Henri Curiel, militant de la cause arabe, traître à la France qui l’a adopté, a cessé définitivement ses activités. Il a été exécuté en souvenir de tous nos morts. Lors de notre dernière opération, nous avions averti. Delta.”
Voilà, en substance, ce que me dira René, à moi et à d’autres, plus de trente ans après ce forfait. Pour les besoins de ce livre, que je n’imaginais pas posthume, je le voyais régulièrement autour d’une table amie où il disposait de son rond de serviette ; et accessoirement du gîte. Sous le portrait de feu son frère de cœur, Serge de Beketch, René faisait le spectacle avec la complicité enjouée de notre hôte Dominique. Mais, entre faire le spectacle et revendiquer un acte qui, même en petit comité et plus de trente ans plus tard, relève de la raison d’État, il y avait un gouffre.
Ce jour-là, comme tous ceux qui l’ont précédé depuis des années, René persiste à demeurer à l’ombre de l’Élégant. Le rebelle de jadis, l’aventurier pittoresque, le tueur inquiétant et le dandy sulfureux est à présent un sexagénaire fatigué, pauvre et sans le sou. Certes, son avocat et ami, Maître Laurent Moury, lui commande toujours des costumes sur mesure, mais le corps n’y est plus. Les années de dèche accusent une maigreur de plus en plus inquiétante que Néné se refuse à diagnostiquer auprès d’un quelconque toubib. “S’il m’arrive quelque chose, a-t-il confié à de plus proches que moi, laissez-moi crever…” Sa crinière blonde a laissé place à une calvitie grisâtre, et le regard bleu où se reflétaient la séduction et la dangerosité a viré à la lassitude.
“– Pourquoi signer Delta ? M’étonnai-je au cours de ce déjeuner où nous évoquons Curiel.
– Quelle question ! Pour brouiller les pistes, bien sûr. Comme pour Sebaï. D’ailleurs, le pauvre mec a pris pour un autre mais je n’étais pas dans le coup. C’était pas lui la cible…
– Mais alors, pourquoi Curiel et qui ?
– Curiel, je sais - et pour cause ! - qui sont les donneurs d’ordre. Mais avec le recul, j’ai la conviction d’avoir été manipulé. Non pas que j’aurais refusé le job, mais l’affaire était plus compliquée que ce qu’on nous avait présenté. On nous a situé Curiel comme un agent de la subversion internationale, ce qui était vrai et l’article de Suffert dans ‘Le Point’ était très clair là-dessus. Mais au profit de qui on l’a flingué, ça je n’en sais rien. À l’époque, j’ai le sentiment que nous avons sous-traité l’opération pour un autre État. C’est en tout cas ce qui se disait à demi-mot.
– C’est qui les donneurs d’ordre ?
– On bosse pour Debizet. Point final.
– Il y a un rapport avec l’assassinat de Duprat ?
– S’il y en a un, je ne vois pas lequel. De toute façon, à l’époque, les attentats et les crimes politiques, c’était monnaie courante. Tout le monde avait une bonne raison de flinguer tout le monde. Et en particulier Curiel, Perrault et Gaucher l’ont dit : le KGB, le BOSS sud-africain, les Palestiniens, le Mossad, certains états d’Amérique latine, tout le monde était susceptible de vouloir flinguer ce mec…
– L’Otan ?
– Ce n’est pas exclu
– La France ?
– Non, justement. Même si les commanditaires sont français à l’époque, objectivement, Curiel ne gêne pas la France. Ou alors de loin, pour des raisons diplomatiques entre l’État français et telle puissance. De toute façon, Curiel avait fini par se prendre les guiboles dans sa propre toile. Trente ans de billard à plusieurs bandes, au bout d’un moment ça use. Le monstre qu’il avait mis au monde avait fini par le bouffer.
– Pourquoi toi, tu l’as fait ?
– Parce que, à l’époque, c’est la guerre froide. Curiel nous est présenté comme le super-agent de la subversion – même si à l’époque il n’avait aucune activité contre la France. Nous, on ne se pose pas de questions : un agent de Moscou à refroidir, qui plus est traître à la France en Algérie, c’est dans le cahier des charges. Si tu te replaces dans le contexte des années soixante-dix, les exécutions, les attentats à la bombe, les assassinats politiques en Europe, c’est un par mois en moyenne. D’ailleurs, Aldo Moro, assassiné par les Brigades rouges, c’est quelques jours après Curiel, le 9 mai. Mais encore faut-il savoir ce qui il y a derrière les Brigades rouges… Curiel, pour moi et les autres – nous sommes tous nationalistes – c’est une cible politique à éliminer qu’on nous désigne. Il n’y a rien de personnel.
Pas de coup de sang, comme l’ont écrit Gaucher, Perrault et d’autres. Ne jamais oublier l’époque et notre âge. Nous n’avons pas trente ans et nous sommes animés d’une foi anticommuniste farouche. Et Curiel, c’est quand même l’homme des fellaghas au moment de l’Algérie… même si cette guerre est derrière nous. Bon, depuis, j’ai eu le temps de gamberger là dessus, mais à l’époque, on était des activistes sans le moindre état d’âme… Tu ne peux pas appréhender cette période sans la remettre dans le contexte de la lutte dans l’ombre USA/URSS. Et Paris, “non aligné” en théorie, était quand même le sanctuaire, la base arrière pour tous les fouteurs de merde dans le monde. D’un côté, tu avais le prisme de l’idéologie gauchiste parmi les élites intellectuelles, et de l’autre, la mainmise gaulliste sur l’ensemble des services. Pas étonnant qu’un type comme Curiel ait bénéficié de toutes les protections pendant si longtemps…”
*
La confession de René, dont je découvrirais bientôt ne pas être l’unique bénéficiaire, pouvait bien s’apparenter à une fanfaronnade d’ivrogne, un délire de mythomane pressé par un orgueil narcissique de faire la vedette auprès d’un cercle d’inconditionnels. Après tout, son passé trouble était raccord avec ce coup ultime qui pèserait un peu plus encore dans la balance. Quant à son érudition concernant cette affaire, il avouait lui-même qu’il l’avait puisée dans l’ouvrage de Curiel et auprès de certains de ses amis des services.
Quant à moi, l’auteur et rapporteur de cette conversation – peut-être imaginaire ! – en quoi suis-je crédible ? Puisque j’en suis à faire parler un mort, pourquoi me limiter à la seule revendication d’Henri Curiel ? Pourquoi ne pas charger ce mystérieux René l’Élégant de l’exécution de Kennedy à Dallas ; ou, tant qu’on y est, de le présenter comme le commanditaire et exécuteur de tous les crimes non élucidés des trente dernières années. Peut-on en effet, s’interrogeront légitimement les exégètes sourcilleux, croire un auteur qui nous raconte qu’il a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours qui…, sans jamais étayer la démonstration ?
Quelles preuves, quels éléments à charges ou à décharge ? Quels témoignages pour faire peser la balance dans un sens favorable à cette hypothèse ? Ce sont là en effet les limites de l’exercice. D’autant que les protagonistes supposés de cette affaire, des amis de certains de mes amis, ne sauraient, évidemment, être cités sous leurs vrais noms… et encore moins être entendus. On ne plaisante pas avec ces gens-là…
Mais, poursuivons.
Depuis la parution du livre du commissaire Lucien Aimé-Blanc en 2006, la piste Curiel s’est quelque peu orientée en direction de Jean-Pierre Maïone-Libaude – encore un mort ! –, ancien activiste OAS au sein des commandos Delta, devenu voyou au sein de la French connection, tueur à gages, pigiste au SDECE et exécuteur des basses œuvres des services espagnols et français dans la lutte contre-terroriste contre les réfugiés basques espagnols en France. C’est beaucoup pour un seul homme, mais ce n’est pas tout : Maïone-Libaude fut aussi l’indic de l’ancien patron de l’OCRB. Et que nous dit Lucien Aimé Blanc ? Que Maïone se vantait d’avoir tué Curiel et… Pierre Goldman.
Dans cet ouvrage rigoureux, coécrit avec Jean-Michel Caradec’h, ancien militant mao, journaliste à ‘Libération’ et ami de Goldman, la démonstration est convaincante, mais pas imparable. Notamment parce que, dans l’une des deux affaires que revendique l’indic, celui-ci a un alibi : il était au Club Méditerranée…
En outre, en privé, Lucien Aimé-Blanc, loin de camper solidement sur ses positions, admet volontiers que les rodomontades de Maïone-Libaude, quoique vraisemblables, avaient peut-être pour but, ainsi que je le lui suggérai lors d’un entretien, de brouiller un peu plus encore les pistes afin que les commanditaires ne soient pas identifiés. De toute manière, jamais la culpabilité de Maïone-Libaude n’a été établie dans ces deux affaires. Mieux que cela, il y eut non-lieu.
Revenons par conséquent à René, Curiel et à… Pierre Goldman. Oui, Pierre Goldman… Parce que René revendique également l’assassinat de Goldman !
Le 20 septembre 1979, l’ancien militant gauchiste passé au banditisme, puis à la littérature et qui fut, en quelque sorte, la coqueluche de l’intelligentsia des années soixante-dix en France, était assassiné en pleine rue. Auprès de ses amis, dont moi, René se répandra allègrement au sujet de ce secret de Polichinelle. Mais, mieux que cela, René ira se confesser à la télévision dans un documentaire diffusé sur Canal Plus intitulé ‘Comment j’ai tué Pierre Goldman’. Dans cet exercice d’investigation, René apparaît le visage flou et la voix déformée. En outre, il se fait appeler Gustavo.
Et que dit en substance Gustavo ? Qu’il a fini Goldman, alors que celui-ci, déjà touché par plusieurs balles tirées par les complices de René, gît au sol. Pourquoi ce meurtre ? Parce que lui et ses complices étaient en service commandé pour Pierre Debizet – alias Carmen, alias Gros sourcils – alors patron du SAC.
Bien sûr, le label “vu à la télé” n’est pas, dans le cas qui nous concerne, la garantie ultime de l’authenticité. Là encore, René-Gustavo qui, nous le verrons, avait beaucoup d’imagination pour arrondir ses fins de mois, a pu monter un immense bobard sensationnaliste avec la complicité ou non du réalisateur de ce documentaire. On peut en effet tout imaginer… y compris qu’après la diffusion du documentaire, le réalisateur sera la cible de menaces physiques à son domicile ; et que René lui-même sera contacté par un émissaire chargé de lui faire savoir que son numéro ne s’imposait pas. Sous-entendu explicite qui aurait pu avoir pour conséquences de voir Néné-Gustavo se lester quelque temps d’un calibre “au cas où”.
Qu’en pense Éléonore, aux premières loges s’il en est ?
“Pour Goldman, je savais. Il m’a prévenu deux jours avant de commettre l’attentat. Je me suis toujours tue évidemment et je ne révélerai rien d’autre de ce que Philippe et René ont pu me dire à l’époque. Tout ce que je sais, c’est que, lorsqu’ils sont revenus à la maison, ils étaient comme en état d’hypothermie, tremblants. Je ne sais pas si René a tiré, comme il l’assure, mais ce qui est certain c’est qu’il était de l’opération. Quant à Curiel, je ne sais rien, pour la bonne raison que je n’ai jamais entendu parler de cette action quand nous vivions ensemble. Je n’ai même pas le commencement de la moindre preuve. Tout ce que je peux dire, c’est que si ce n’est pas vrai, en tout cas, c’est très vraisemblable…”
Éléonore, intime autant qu’on puisse l’être de René, n’est pas du genre à spéculer sur des hypothèses. Tout au plus se souvient-elle d’un contexte et de réseaux dans lesquels René occupait une place privilégiée… “Avec René, tout était possible”. Ce que diront en chœur ses plus proches amis.
Les observateurs sérieux de ce genre d’affaires avanceront, à juste titre, qu’on a jamais vu un tueur à la solde des services se vanter de ses états de service – même plusieurs décennies après les faits -, que les mythomanes issus, peu ou prou, de l’extrême droite sont légion et que René l’Élégant est un peu trop voyant pour être crédible.
Ces arguments sont recevables… mais pas irréfutables, si l’on sait que René, lorsqu’il a commencé à se répandre auprès de quelques-uns d’entre nous, était usé jusqu’à la corde, vieux avant l’âge de tous les excès accumulés, et probablement malade. Ses toux inquiétantes qu’il ne songera jamais à confronter au diagnostic des toubibs étaient un des symptômes de cette éventualité. En outre, la marginalité décharnée dans laquelle il évoluait désormais heurtait son orgueil et insultait sa splendeur passée. Que lui restait-il d’autre, pour épater la galerie, sinon ses faits d’armes ?
Enfin, depuis quelques années, il songeait à monnayer ses souvenirs et avait mis à contribution plusieurs de nos amis journalistes qui eurent à recueillir certaines des confidences énoncées ici même. Son seul souci, était de préserver ses complices encore vivants et sa propre tranquillité en ne révélant pas son identité… D’où l’écrasant immobilisme de ces velléités.
Chapitre XV
Scandale pour une autre fois
En ce mois de juin 1978, René et Philippe vivent toujours chez Éléonore à Montmartre. Rien, dans leur attitude ne trahit le fait qu’ils aient exécuté Henri Curiel ainsi que René le prétendra trente ans plus tard – aveu qui ne manquera pas de surprendre Éléonore elle-même, puisque, au contraire, à cette époque, une insouciance permanente, si ce n’est l’aspect financier, règne dans l’appartement en soupente où l’on fait l’amour en écoutant les petits oiseaux et les Bee Gees. Le reste (Giscard et son “bon choix”, la mort de Claude François, le serpent monétaire, la crise – déjà !) ne concerne pas le trio qui refuse de prêter le flanc à cette mélancolie très française, à ce “sérieux devant les réalités” que martèle l’époque. Ils délaisseront volontiers les films à message pour les comédies italiennes et L’hôtel de la plage, comédie légère et drôle dont l’un des jeunes acteurs deviendra plus tard un bon ami de René.
Et quand l’intendance ne suit plus, il reste les conneries… Charly a trouvé une combine pour se renflouer. En fouillant dans les dossiers en souffrance de la DST il a mis la main sur un antiquaire marron qui se livre au trafic de drogue du côté de Marseille. D’après le dossier, sa boutique serait la plaque tournante d’importantes transactions qu’il conviendrait de vérifier urgemment. “C’est tout ce qu’ils avaient trouvé…” déplore ironiquement Éléonore. “Aller braquer un vieil homo vaguement antiquaire. C’était n’importe quoi, mais c’était dans leurs cordes.”
Sitôt dit, sitôt fait. René et Charly appareillent direction le sud de la France, récupèrent une voiture louée par un notable local de leurs amis – une relation de travail –, repèrent la boutique et prétextent une vente de tableaux pour donner rendez-vous à l’expert chez lui à vingt heures. À l’heure dite, ils se pointent, menacent l’homme d’un couteau, le ligotent et le bâillonnent avant d’entreprendre une fouille systématique des lieux. Manque de bol, pendant que les deux autres mettent l’appartement à l’envers, l’antiquaire parvient à se libérer et à crier, au point que les pieds nickelés, moins un, devront prendre la fuite.
L’affaire n’en reste pas là, puisque, alors que Néné est parvenu à s’enfuir, Charly, lui, se fait arrêter par la police locale qui a remonté la piste en quelques jours et retrouve avec diligence la voiture louée par le notable entendu. Et les flics d’éplucher le curriculum vitae de Charly qui révèle sa qualité d’inspecteur de la DST, ses accointances royalistes, et ses séjours au Liban. Les pandores, assez fiers de leur prise, communiquent tout cela à la justice et à une gazette locale, qui en fera ses choux gras en titrant quelque chose comme “Du rififi pour SAS”. Charly, présenté au juge, est inculpé pour violences avec arme, puis écroué. L’épilogue provisoire de l’affaire tient à la conclusion de l’enquête : excès de zèle.
Ce fait divers appelle une question, voire plusieurs, qui nous ramènent à l’affaire Curiel. Si René et Charly étaient des professionnels prudents qui préparèrent pendant des mois leur forfait contre Curiel, qu’allaient-ils braquer un antiquaire dans la bonne ville de Marseille un mois après, sans la moindre préparation ? Et, surtout, comment Charly, expert en matière de renseignements et brouilleur de pistes patenté, a-t-il pu se faire arrêter aussi facilement ? Le prétexte de la mission invoqué par Charly devant le juge ne pourra davantage tenir puisque les responsables de la DST à Paris, contactés par les enquêteurs marseillais, démentent formellement ce mobile spécieux, en affirmant que Charly était en vacances… et pas du tout en mission. Plus ou moins lâché par sa hiérarchie, Charly n’en bénéficie pas moins d’une indulgence patente, puisque son excès de zèle l’autorise à quitter sous peu les Baumettes. Et, le plus étrangement du monde, alors qu’à aucun moment René n’a été balancé par son complice, c’est lui qui le remplacera dans sa cellule après s’être rendu aux autorités.
Pourquoi ? Parce que, selon René, les hommes de Pierre Debizet le lui auraient demandé. “C’était plus simple comme ça. Charly est libéré pour éviter un scandale qui peut éclabousser tout le monde, et c’est moi qui me tape les trois mois de placard. Il fallait donner un os à ronger aux flics et aux juges. J’étais cet os… et Debizet faisait ce qu’il voulait. Il était un pilier de la sphère gaulliste, un rouage, un type qui avait droit de vie ou de mort. Au point qu’à ma levée d’écrou, c’est lui qui viendra en personne me cueillir dans sa DS noire afin de me refiler une enveloppe pour services rendus. Ce mec était un gentleman.”
L’amateurisme de cette affaire pourrait démentir l’authenticité de l’opération Homo contre Curiel. D’ailleurs, si en privé – et à la télévision, René, alias Gustavo, se montra autant disert à propos de Goldman, il demeura toujours discret, en revanche, concernant son rôle dans l’exécution de Curiel. Du moins avec moi qui ne lui ai jamais caché mes intentions de rédiger le livre présent. À ce sujet, il me lâchera quelques informations, mais jamais plus ; même quand j’invoquai la prescription après trente ans. Devant ce piètre argument, René m’objectera que dans ce monde-là, la prescription est une figure de rhétorique, que les contemporains de ces affaires sont des méchants. “Sans parler de Perrault et ses amis ; ce mec-là, il ne lâche jamais le morceau !”
Gilles Perrault – je n’avais plus entendu ce nom depuis le retentissant Notre ami le roi – et ses amis, curieusement, inquiétaient René autant que les services. Si l’on admet, contre toute évidence solide, que René a bien exécuté, ou participé à l’exécution d’Henri Curiel, cela ne nous autorise pas pour autant – et ce n’est pas le postulat de cet ouvrage – à désigner les chefs d’orchestre. Gilles Perrault lui-même, au terme de six cent trente pages méticuleuses, n’est pas parvenu à remonter jusqu’aux tireurs de ficelles. Et pour cause ! On entre là dans la zone grise des services parallèles, de la raison d’État et des labyrinthes tortueux où l’on ne sait plus très bien qui manipule qui. Quant à savoir, dans l’affaire Curiel, à qui profite le crime, on avancera sans grande audace : à tout le monde…
La fragilité de l’hypothèse René dans une affaire d’État aussi grave que l’exécution d’Henri Curiel repose sans conteste sur l’absence de preuves, ou témoignages de tiers, mais aussi sur la désinvolture supposée des protagonistes qui, quelque temps après une telle affaire, se lancent dans une embrouille de petits voyous. Et, pire encore, se font prendre !
Ne reste au mémorialiste que sa seule conviction – les confidences de René – et, accessoirement un faisceau d’indices et de concomitances que livre Perrault lorsqu’il écrit que “selon les informations de l’hebdomadaire communiste reprises et développées par ‘Libération’, les nouveaux groupes Delta auraient récupéré de jeunes extrémistes de droite à leur retour de Beyrouth où ils avaient combattu avec les phalanges de Gemayel. Le capitaine de gendarmerie Paul Barril croyait savoir que Curiel avait été tué par deux extrémistes de retour du Liban.”. Hormis les commandos Delta, ressortis de la naphtaline pour les besoins d’une revendication bidon, on y est presque. Pascal Krop et Roger Faligot, spécialistes de la DST, citent eux un article du Canard Enchaîné affirmant que “Curiel a été abattu par deux inspecteurs de la DST, militants d’extrême droite (...) les tueurs auraient pris l’initiative de lui régler son compte. La direction de la DST n’aurait découvert le pot aux roses qu’après coup…” Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout…
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Le livre
le roman vrai d’un fasciste français
Le 4 mai 1978, Henri Curiel, militant communiste et anti-colonialiste, membre du réseau Jeanson des “porteurs de valises” est abattu à son domicile parisien. Le 20 septembre 1979, Pierre Goldman, figure de l’extrême gauche des années 70, est tué par balles à bout portant à quelques mètres de chez lui dans le XIIIe arrondissement. Ces assassinats qui ne seront jamais élucidés sont signés par une organisation d’extrême droite inconnue : Honneur de la Police. En 2012, peu avant de mourir, un individu discret revendique – à visage couvert – sa participation à l’assassinat de Pierre Goldman. Quant à l’autre “exécution” dont il assume la paternité auprès de quelques proches, elle est pour la première fois révélée dans ce livre.
Camelot du roi et membre de l’Action française à 14 ans, René Resciniti de Says est un ancien parachutiste. Parti guerroyer dans les Phalanges libanaises, et en Afrique aux côtés de Bob Denard, il a également été “instructeur militaire” en Amérique latine : un “affreux”. Loin d’être un nervi au front bas, mais ne dédaignant pas l’étiquette de “voyou”, Resciniti de Says est un authentique marquis italien né des noces bâclées entre une mère chanteuse lyrique et un père aventurier parti très tôt du domicile conjugal sur les Champs-Élysées. En outre, s’il est “monarchiste”, dandy aux élégances onéreuses, ses amitiés, elles, ne le sont pas toujours… et sa conduite non plus. La personnalité baroque de René Resciniti de Says – ce lettré peut déclamer des vers, ivre devant l’Institut après une nuit à se battre – sa vie et sa complexité nous épargnent l’écueil du registre “fana-mili facho” réducteur et sclérosant. D’abord, parce qu’il ne fut pas que cela. Sa vie nous renvoie aussi bien au cinéma qu’à la littérature, deux registres qu’il prisait tant. Où l’on passe allègrement des ‘Quatre Cents Coups’ à la ‘Fureur de vivre’ – il vouait dans ses jeunes années une adoration à James Dean –, à la langue d’Audiard d’un Paris interlope, à Beyrouth sous le feu ; et aux personnages de Blondin à qui il ressemblait tellement à la fin de son existence.
Christian Rol revient sur les assassinats commandités au plus niveau, mais au-delà du document choc et de l’affaire d’État dont il fut la main armée par les “services” ne devrait pas manquer de remuer le monde politique, celui du Renseignement, de certains intellectuels et des journalistes. Il s’immerge aussi dans une jeunesse agitée au cœur des groupuscules politiques de droite : Occident, Ordre Nouveau et Action Française, qui firent le coup de poing au sein Quartier latin des années 60 et 70 ; et qui furent un vivier riche en gros bras pour les services parallèles du pouvoir de l’époque et en futurs leaders de la France d’aujourd’hui. Il donne là un “roman vrai” d’un personnage picaresque avec qui nous voyageons d’un monde à l’autre en embrassant un destin hors norme. “Roman” signifiant qualité d’écriture, densité et exigence littéraire destinées à coller au personnage.
Christian Rol est reporter, journaliste (Choc, le Figaro) et a été membre de Jalons.
Éditeur : la manufacture des livres
Parution : avril 2015