L’écrivain Albert Cossery aurait eu 100 ans cette année -
Causeur du 14 avril 2013,
par Thomas Morales
« Je suis un écrivain égyptien de langue française » ; « Je n’ai aucun attachement aux biens matériels, je n’ai rien » ; « Je suis contre l’épargne, si j’avais des dents en or, je les aurais vendues » ; « Je n’aime pas la campagne, je ne peux pas critiquer les arbres, j’aime critiquer les êtres humains. Je suis un homme du macadam » ; « Il y a des imbéciles qui écrivent chaque jour parce qu’ils sont contents de ce qu’ils écrivent. Moi, je ne suis jamais content » ;« C’est terrible d’être écrivain et d’être lucide parce qu’on se rend compte que c’est mauvais et c’est toujours mauvais et puis on s’arrête parce qu’on ne peut pas faire plus » ;« Il n’y a que les femmes qui m’intéressent » ;« Une jolie femme est toujours à mon goût » ; « Je ne peux pas écrire une phrase qui ne contienne pas une dose de rébellion sinon elle ne m’intéresse pas »…
À travers ces quelques paroles extraites d’un reportage de Pierre-Pascal Rossi réalisé pour la Télévision Suisse Romande en 1991, Albert Cossery s’était livré à sa façon, misanthrope et brutale. Lui d’habitude si rare, avait accepté l’invitation du journaliste à revenir en Egypte, retrouver le peuple miséreux du Caire, sa philosophie naturelle et sa drôlerie éclairée.
Qui était donc cet Albert Cossery ? Le premier mari de Monique Chaumette, l’ami de Camus et Miller, l’infatigable marcheur du boulevard St-Germain, l’ermite de la chambre 58 de l’Hôtel La Louisiane situé rue de Seine, l’oriental, l’écrivain à la paresse légendaire, tout ça et bien plus encore. Un indigné qui avait de l’allure et des lettres. Il avait débarqué après-guerre à Paris parce qu’il n’existait pas une autre ville dans le monde où un écrivain devait vivre, respirer, manger, regarder les femmes et accessoirement écrire. Dans cette société qui, chaque jour, nous ensevelit un peu plus, il faut relire l’œuvre d’Albert Cossery (né au Caire en 1913 et disparu à Paris en 2008).
D’abord parce que son écriture infiniment drôle et brûlante réchauffe le cœur. Ensuite, parce que son mépris des puissants est jouissif et salutaire à une époque où le moindre gradé fait régner la terreur autour de lui. Enfin, parce qu’un écrivain et pas un romancier, il tenait à cette distinction, qui nous fait rire, est un cas rarissime dans la littérature dite de qualité. Quand on referme un livre de Cossery, on se dit que la vie, malgré tout, mérite d’être vécue. Je plains et jalouse à la fois ceux d’entre vous qui n’ont pas encore ouvert un livre de lui. Rassurez-vous, il en a commis « seulement » huit en quarante ans de « carrière » ce qui pour lui était déjà un travail énorme et le signe d’un stakhanovisme méprisable.
Vous ne pouvez guère vous tromper, chacun de ses romans, brûlots de sensualité et d’hilarité, a des vertus apaisantes. Contrairement aux écrits révolutionnaires qui nous poussent à combattre le Mal, à nous transformer en suffragettes hystériques, Cossery ne demande rien à ses lecteurs. Il n’attend rien d’eux. Sa philosophie se résume à faire preuve en toute circonstance d’une paresse élégante, d’un détachement absolu devant les aberrations du monde moderne. Vous trouverez chez lui ces fameux damnés de la Terre qui se comportent comme des princes. Dans leur puanteur abjecte, leur misérabilisme écœurant, leurs corps démembrés, ils vous narguent, vous mettent mal à l’aise. Formidable leçon d’humilité pour tous les Occidentaux qui observent la misère des pays pauvres avec gourmandise et déférence. Le décor de Cossery n’a pas varié, il nous fait pénétrer dans les rues du Caire, nous plonge dans une cour des miracles où les estropiés sont applaudis comme des rois et les mendiants vénérés comme des dieux. La lecture de Cossery est éminemment subversive car elle pousse les Hommes à vivre loin du tumulte et des passions puériles. L’argent est fait pour être dépensé, la journée pour dormir, la nuit pour l’amour. Un programme politique des plus enthousiasmants.
Monsieur Albert – Cossery, une vie – Récit de Frédéric Andrau – Editions de Corlevour, 2013.